La fin des idées gratuites ?

Cela fait longtemps que tous les professionnels du design graphique réclament que les marchés et commandes publiques n’obligent pas le prestataire à fournir gratuitement un travail plus ou moins finalisé en amont de toute sélection. Cette pratique, et toutes celles qui en découlent, pourraient-elles devenir obsolètes ? Peut-être… si la fiche de « Conseils aux acheteurs et aux autorités concédantes » rédigée en juin 2020 par le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance est suivie d’effet.

L’Alliance française des Designers (AFD)1 qui milite depuis 2003 pour obtenir cette prise de conscience de l’État peut être satisfaite : les grands principes éthiques (et de bon sens) qu’elle préconisait depuis des lustres pour « un mode de commande publique responsable » ont été suivis.

Cela signifie-t-il qu’il est possible de crier victoire ? Cela reste à démontrer tant les vieilles habitudes seront difficiles à faire oublier. Il faudra vérifier l’application dans la réalité de ces « conseils »2 qui ne sont pas des directives, mais une nouvelle interprétation des textes qui régissent la commande publique.3

Une pratique habituelle

Pas besoin de remonter très loin… j’ai reçu il y a quelques jours une proposition de consultation de la part d’un organisme public qui demande aux prestataires de fournir – sans contrepartie financière – une proposition de maquette pour chacun des éléments constitutifs d’un livre. Il faut donc pour concourir : se confronter à des adversaires inconnus (en nombre et en qualités) ; lancer le travail de réflexion préliminaire à la création d’une maquette à partir d’un brief inexistant ;4produire 3 projets de couverture ; mettre en page une grosse partie d’un chapitre intégrant le traitement et le placement des illustrations, les niveaux de hiérarchie, des notes, etc. ; créer des fiches techniques annexes… enfin proposer un « exemple » de réalisation d’un « logigramme décisionnel» qui à lui seul demandera sans doute plusieurs jours de sueur, en admettant que le dit logigramme soit réalisable tant le nombre d’informations et de niveaux imbriqués rend l’exercice improbable par rapport au format imposé… Au total, cela représente au minimum 20 heures de travail – s’oit pas moins de 1 600 € HT « d’investissement gratuit » – pour espérer séduire un « jury », dont on ne connaît ni la volonté, ni les fonctionnements éthiques et économiques et encore moins les attentes… tout cela pour une hypothétique facture finale qui dépassera difficilement les 3 000 € (à condition d’être le mieux disant). On peut rajouter qu’il est possible de concourir pour un seul des items… Où se situera dès lors la logique globale d’une maquette si elle est construite de morceaux émanant de fournisseurs différents ? Mystère…

Devant ce genre de consultation, il y a trois sortes d’attitudes possibles. La première consiste à refuser l’aventure, car elle est financièrement extrêmement aléatoire et implique un mode de relation client-fournisseur à sens unique qui ne correspond pas à son éthique. La seconde consiste à bâcler quelque chose de « pas trop bancal » (à donner comme exercice à des stagiaires si vous en avez) pour ne pas passer trop de temps sur l’affaire parce qu’on n’y croit pas, mais tenter le coup quand même… et la dernière de croire en sa bonne étoile et réaliser gratuitement les maquettes de manière sérieuse. L’expérience a montré que même si celles-ci sont les plus abouties ou les mieux notées de la compétition – et même les moins chères – cela n’implique pas forcément que vous allez gagner la consultation.

J’ai encore le souvenir très vivace d’avoir remporté, il y a dix ans environ, un appel d’offres pour un beau livre qui avait été lancé par un conseil départemental. Associé à un des gros imprimeurs français (le lot n’était pas divisible), j’avais gagné la compétition en fournissant gracieusement une prémaquette très complète, imprimée en numérique sur un papier mat, au format du livre. Et pourtant, jamais je n’ai réalisé cet ouvrage… Il m’a été expliqué que comme je travaillais seul, « je pourrai avoir la grippe » (sic) pendant le montage prévu sur 3 mois. J’aurais pu attaquer cette décision au tribunal administratif, mais cela m’aurait coûté plus cher en procédure que la valeur du travail et l’affaire n’aurait sans doute pas encore été traitée. Ce fut ma dernière tentative de participation à un marché.

Une nécessaire évolution des mentalités

Quand il s’agit de commande publique, la pierre d’achoppement est toujours la même : comment interpréter la notion de remise d’échantillons, de maquettes ou de prototypes que l’adjudicateur est en droit de demander ?5Jusqu’ici, on l’aura compris à la lecture de la consultation citée dans le paragraphe précédent, la réalisation d’une grande partie du travail est pratiquement toujours nécessaire pour poser une candidature.

Les principes proposés aujourd’hui par le ministère, conformes aux attentes de l’AFD et de la profession, reposent sur l’idée que l’adjudicateur commence par effectuer une sélection d’un nombre réduit d’entreprises qui correspondent à l’objet du marché. Ce choix se fait sur dossier professionnel (book, etc.) qui permet de valider les candidatures retenues. Dans un deuxième temps – stade de l’offre proprement dite – la fiche de conseil indique clairement que « comme au stade des candidatures, la demande de remise d’échantillons, maquettes ou prototypes doit être justifiée, liée et proportionnée, compte tenu de l’objet du marché public ou des conditions d’exécution. Cette demande ne doit en aucun cas constituer un début d’exécution des prestations ». Il s’agit donc d’apprécier la valeur technique et financière de l’offre des candidats qui ont été retenus et pas plus.

C’est le paragraphe 1.4 de la fiche de conseil qui change profondément la donne en introduisant l’idée de prime dans les cas où il serait nécessaire d’aller jusqu’à un concours (qui impose de réaliser tout ou partie de l’objet du marché) : « dès lors que l’élaboration de maquettes, échantillons, prototypes ou autres documents demande un effort de conception, l’acheteur doit s’interroger sur la nécessité de prévoir une prime. Le montant de la prime ne doit pas être strictement égal au coût exposé par le candidat ou soumissionnaire. Il doit, cependant, être suffisant pour amortir son investissement financier ». Dans un autre paragraphe, la valeur de la prime est précisée : « le montant de cette prime devra être réaliste et correspondre à l’investissement fourni par les candidats […], il est obligatoire d’indemniser les soumissionnaires à hauteur de 80 % minimum du prix estimé. »

Sont donc introduites les notions « d’investissement significatif » et de « valeur d’indemnisation ». Le texte met ainsi en avant l’idée qu’une « indemnisation sérieuse » et une obligation juridique sont de bonnes conditions pour que des petites et moyennes entreprises puissent participer à la commande publique, sans investir à perte, et éviter ainsi une rupture d’égalité de la concurrence.

Et maintenant ?

Personne ne pourra dire que les choses n’avancent pas dans le bon sens… mais cela peut éveiller d’autres inquiétudes. Cette fiche de conseil se rapporte-t-elle uniquement aux marchés (+ de 40 000 € HT) ou à toute commande publique ? L’AFD semble confirmer le second cas6en proposant un exemple basé sur la conception d’une affiche à 2000 €. Si l’on considère que 3 prestataires sont en compétition finale et que la prime s’élève à 80 % de la moitié du coût de la prestation complète (soit 800 €), cela signifie que l’affiche va coûter à la structure qui passe la commande 2 x 800 € + 2 000 € au gagnant, soit 3 600 € au lieu de 2 000 €. Impensable quand on connaît un peu les budgets dédiés à la communication dans les collectivités territoriales, par exemple. Ils étaient déjà bas, ils sont en chute libre depuis 10 ans et ont encore subi une moins-value importante du fait de la crise sanitaire.7Consciente du risque de surcoût annoncé, l’AFD conseille carrément de baisser… le prix de la prestation pour le gagnant ! Et le serpent se mord la queue…8

En conclusion, même si cela est une avancée notable, la notion de concours encouragée par cette fiche de conseils doit être réservée à des travaux qui le nécessitent (avec des budgets suffisants) et non être appliquée à toute commande publique.

Cela ne résout pas pour autant la question des « échantillons » et ne permet pas d’envisager la fin des pratiques qui consistent à faire réaliser le travail pour participer à la consultation.

Sauf si on se prend à rêver que les donneurs d’ordres se suffisent, pour faire leur sélection, du professionnalisme, de l’expérience et des références des entreprises qui se donnent le mal de répondre à une consultation… Il s’agirait alors de choisir un partenaire qui apporte une dimension supplémentaire au projet et non plus de faire un choix totalement subjectif sur des propositions esthétiques (sans en avoir, en général, les compétences). Alors, oui… on peut rêver encore longtemps.

COMMENTEZ

Les champs marqués avec * sont obligatoires,
votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.